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Marie attend le gbaka, les élites rêvent de métro

#1 Le métro du mépris : Chroniques d'une ville à deux vitesses


 

Marie, debout sous un abribus de fortune, attend un gbaka dans une rue chaotique où coexistent routes défoncées et bâtiments modernes en construction. En arrière-plan, les contrastes d’Abidjan se dessinent : les gratte-ciels des élites surplombant les quartiers oubliés. Cette scène illustre les inégalités criantes et le quotidien éprouvant des travailleurs, au cœur de la chronique Marie attend le gbaka, les élites rêvent de métro.


19h à Cocody.

Marie quitte son poste de caissière au supermarché Cap Nord. Sous l'abribus improvisé, elle attend, debout dans la chaleur moite. Devant elle, la parade quotidienne des 4x4 climatisés. Land Cruiser, Range Rover, Prado... Le ballet insolent de ces capsules de luxe dont les vitres teintées lui renvoient son reflet : celui d'une femme épuisée qui devra patienter une heure, peut-être plus, avant qu'un gbaka daigne la prendre.

Sur son salaire de 120.000 FCFA par mois, elle sacrifie déjà 30.000 en transport.

Le prix de sa dignité. Direction Abobo, son quartier, relégué à l'autre bout de la ville comme on dissimule ses contradictions. Encore deux heures de trajet si tout va bien, trois quand les embouteillages étranglent la ville dans leur étau quotidien.


Après ce long périple quotidien, son quartier lui apparaît comme un autre monde.

Bienvenue dans l'autre Abidjan, celle dont les guides touristiques ne parlent pas, celle qui abrite pourtant la majorité des travailleurs de la capitale économique. Ici, les routes sont des champs de bataille pour les suspensions des véhicules, les caniveaux à ciel ouvert dégagent leurs effluves nauséabonds, et les lampadaires, quand ils existent encore, ne sont plus que des vestiges d'une promesse urbaine oubliée.


À quelques kilomètres de là, dans les salons feutrés du Sofitel Hôtel Ivoire, les autorités dévoilent avec fierté les maquettes rutilantes du futur métro d'Abidjan.

Les écrans géants projettent des images de synthèse léchées, où des rames futuristes glissent silencieusement dans une ville imaginaire, aseptisée, débarrassée de ses contradictions. Le coût du projet est annoncé en euros - déjà tout un symbole.

Plus de 4 milliards d'euros, soit plus de 2600 milliards de francs CFA. Une communication calibrée pour les bailleurs internationaux, comme si la souveraineté monétaire, même dans l'annonce des projets, n'était qu'une illusion de plus.

Comme si la France elle-même annoncerait ses grands travaux en francs CFA.

Dans la salle climatisée, les costumes-cravates s'extasient devant les projections.

Sur les diapositives, on évoque une capacité de 500.000 passagers par jour dans une ville où plus de 2 millions de personnes utilisent quotidiennement les gbakas.

Personne ne semble relever l'indécence de ces chiffres qui donnent le vertige.

2600 milliards de francs CFA dans une ville où les routes d'Abobo ressemblent à des pistes rurales, où les canalisations débordent à chaque pluie, où les jeunes s'entassent à cinquante par classe dans des salles sans ventilation.

Où les femmes comme Marie perdent trois heures par jour dans des transports de fortune.


Le pouvoir a fait son choix : ce sera un métro ultramoderne, automatisé, climatisé.

Un ruban d'acier et de verre qui traversera la ville en ignorant superbement ses fractures. Une vitrine technologique qui enjambera les quartiers populaires comme on enjambe un fossé gênant.

Un projet pharaonique qui engloutira l'équivalent de cent hôpitaux modernes, de mille écoles équipées, de dizaines de milliers de kilomètres de routes réhabilitées.


Dans la moiteur du soir abidjanais, le contraste est saisissant entre ces images de synthèse immaculées et la réalité brutale des quartiers populaires. Entre ces rames climatisées qui filent dans le futur et les gbaka surchargés du présent.

Entre les rêves de grandeur d'une élite et les besoins fondamentaux d'une population qui attend, depuis des décennies, qu'on s'occupe enfin de l'essentiel.

Comment en sommes-nous arrivés là ?

Comment justifier un tel projet dans une ville où les infrastructures de base font encore cruellement défaut ?

À qui profitera réellement ce métro ?

Et surtout, qui paiera la facture de cette modernité en trompe-l'œil ? Les mêmes qui, comme Marie, sacrifient déjà près de la moitié de leur salaire pour le simple droit de se déplacer ?


Ces questions sans réponse racontent l'histoire d'une ville qui préfère construire des châteaux dans les nuages plutôt que des routes sur terre.

Une ville où les rêves pharaoniques de quelques-uns - et leurs comptes en banque - continuent de s'élever pendant que s'enfonce le plus grand nombre.

Une ville où chaque grand projet semble moins destiné à servir qu'à asservir. Où les milliards pleuvent sur les maquettes pendant que les quartiers populaires se noient dans leurs eaux usées.


En attendant, à l'abribus de Cocody, Marie attend toujours son gbaka. Et les commissions sur les grands projets, elles, n'attendent jamais.


À suivre...




2 Comments


Ouattara abou
Dec 26, 2024

Entre les rêves de grandeur d'une élite et les besoins fondamentaux d'une population qui attend, depuis des décennies, qu'on s'occupe enfin de l'essentiel.

Une très bonne question ,

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La Plume Acerbe
La Plume Acerbe
Dec 27, 2024
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Merci beaucoup d'avoir pris le temps de lire cette chronique !

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