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Le métro français d'Abidjan : anatomie d'une mise sous tutelle

#2 Le métro du mépris : Chroniques d'une ville à deux vitesses


 

Une main géante manipulant un métro tricolore traverse un paysage urbain contrasté. D'un côté, des quartiers populaires surpeuplés avec des gbakas et des étals de marché ; de l'autre, des gratte-ciels modernes symbolisant les élites et l'influence étrangère. L'image illustre la chronique Le métro français d'Abidjan : anatomie d'une mise sous tutelle, dénonçant la dépendance néocoloniale et le fossé croissant entre modernité de façade et réalité locale.



19 décembre 2022, Sofitel Hôtel Ivoire.

Les coupes de champagne français tintent dans les salons climatisés. Les costumes-cravates s'embrassent, se congratulent. On signe, on paraphe, on immortalise. Le « métro d'Abidjan » devient réalité sur le papier glacé des conventions de financement. Personne ne relève l'ironie mordante de voir ce projet « ivoirien » s'écrire en euros, se négocier en français, se garantir à Paris.

870 milliards de francs CFA, annonce-t-on fièrement.

Qui deviendront, comme par magie, 1166 milliards quelques mois plus tard. Une augmentation de 34% qui ne fait sourciller personne.

La « magie » des grands projets franco-africains, sans doute.

Mais dans ce théâtre bien rodé du « partenariat gagnant-gagnant », qui sont réellement les marionnettistes et qui sont les marionnettes ?

Car derrière les sourires et les discours sur la « coopération », se dessine une réalité plus brutale : celle d'une mise sous tutelle financière, technologique et économique d'une sophistication rarement égalée.

Un chef-d'œuvre de néocolonialisme moderne où la violence des armes a été remplacée par la subtilité des montages financiers, où les comptoirs commerciaux d'antan sont devenus des conventions bancaires, où les chaînes physiques se sont muées en dépendance technologique.


Bienvenue dans l'anatomie d'une servitude volontaire, où l'on découvrira comment, sous couvert de modernité, se perpétue l'art délicat de la domination consentie.

 

Premier acte : l'art de l'illusion


Les chiffres ont cette vertu particulière de donner le vertige tout en anesthésiant la pensée. 870 milliards de francs CFA, puis 1166 milliards. Une augmentation de 296 milliards qui passe comme une lettre à la poste. Personne ne s'étonne. Personne ne s'indigne. La magie des grands nombres opère, transformant l'indécence en normalité.

Mais l'art de l'illusion ne s'arrête pas là.


Observons la chorégraphie du financement : un « prêt souverain » de 250 millions d'euros du Trésor français. L'oxymore est savoureux. Comment qualifier de souverain un prêt qui vous enchaîne à l'ancien colonisateur ? La France prête en euros, sera remboursée en euros, par un pays dont la monnaie reste, soixante ans après l'indépendance, arrimée… à l’euro.

La souveraineté se mesure-t-elle désormais à l'aune de la dette ?

 

Le reste du montage financier est un chef-d'œuvre de sophistication néocoloniale. Société Générale, BNP Paribas, Bpifrance : le gratin de la finance française se partage le gâteau. On nous parle de « coordination », de « structuration », de « crédit export ». Des termes techniques qui masquent une réalité plus crue : celle d'une mainmise totale sur un projet prétendument ivoirien.

Car voilà l'ultime tour de passe-passe : faire croire à l'Africain qu'il est maître d'un projet dont il ne contrôle ni le financement, ni la technologie, ni même la devise.

Un projet où chaque euro « prêté » reviendra, avec intérêts, dans les caisses françaises.

Où chaque rail posé, chaque rame livrée, chaque système installé portera la marque de la dépendance.

 

Les marionnettistes : une symphonie française


Regardons de plus près l'orchestre qui dirigera cette « symphonie du développement ».

Au pupitre central, Société Générale, « coordinatrice principale ». Un titre aussi pompeux qu'évocateur. La banque ne se contente pas de prêter : elle « coordonne », « arrange », « structure ». Elle est, nous dit-on sans ironie, « souscripteur unique ». Une position de monopole qui aurait fait rougir les plus ardents colonialistes d'antan.

À ses côtés, BNP Paribas et Bpifrance complètent ce trio exclusivement français. La Bpifrance - Banque Publique d'Investissement française, ne l'oublions pas - vient rappeler, si besoin était, que derrière les intérêts privés se cache toujours la main de l'État français. Une présence étatique qui garantit, qui cautionne, qui verrouille. Le « risque pays », comme ils disent dans leur jargon aseptisé, est ainsi minimisé.

Pour qui ?

Pour eux, bien sûr.

 

Le « crédit export » est peut-être le plus beau des tours de passe-passe.

Sous couvert de faciliter l'achat de biens et services, il garantit que chaque franc CFA emprunté reviendra en euros dans l'hexagone. Bouygues construira, Alstom fournira, Keolis opérera. Un circuit fermé, parfaitement huilé, où l'argent prêté ne quitte jamais vraiment son berceau français. On appelle cela « l'aide au développement ».

Nos ancêtres appelaient cela plus simplement le commerce colonial.

 

La beauté du système réside dans son apparente modernité.

Plus besoin de canonnières : les conventions bancaires suffisent.

Plus besoin de gouverneurs : les « experts techniques » feront l'affaire.

La domination s'est faite douce, consensuelle, presque invisible.

Presque.

 

La prison dorée : l'art subtil de l’enchaînement perpétuel

 

Imaginons un instant ce métro en fonctionnement. Rutilant, climatisé, automatisé. La fierté d'Abidjan, nous dira-t-on.

Mais qui en contrôlera les battements ?

Qui en maîtrisera la technologie ?

Qui en assurera la maintenance ?

La réponse est aussi simple qu'implacable : ceux-là mêmes qui l'auront financé et construit.

Car voilà le génie du système : créer une dépendance qui se perpétue d'elle-même.

 

Les rames tomberont en panne ?

Il faudra appeler Paris.

Un logiciel devra être mis à jour ?

Paris.

Une pièce devra être changée ?

Paris.

Chaque boulon, chaque circuit, chaque mise à jour sera une nouvelle occasion de payer tribut à l'ancien colonisateur. Une rente perpétuelle, garantie sur plusieurs générations.

 

Le plus fascinant dans cette servitude moderne est qu'elle se pare des atours du progrès.

On nous parle de « transfert de technologie », d’« expertise française », de « formation ».

 Mais quelle technologie transfère-t-on vraiment, sinon celle de la dépendance ?

Quelle expertise partage-t-on, sinon celle de la soumission technique ?

 

La formation elle-même devient un outil de domination : on forme des techniciens à utiliser, non à comprendre ; à maintenir, non à maîtriser.

Et pendant ce temps, les gbaka continueront de sillonner Abobo sur des routes défoncées. Les quartiers populaires regarderont passer au-dessus de leurs têtes ce symbole clinquant d'une modernité qui les exclut.

 

Un métro français traversant une ville africaine : peut-on imaginer plus belle métaphore de la persistance coloniale ?

 

L'addition, toujours l'addition

 

Les pelleteuses grondent déjà sur les chantiers du métro d'Abidjan. Le premier pont rail de 372 mètres se dresse, témoin de béton d'un projet dont le coût a explosé de 34% avant même sa première pierre. Une augmentation de près de 300 milliards de francs CFA qui équivaut, ironie mordante, au budget annuel de la santé ivoirienne. Mais qui s'en soucie encore, quand on nous promet une première rame « fonctionnelle » pour 2025 ?

 

L'histoire se répète, avec une sophistication renouvelée.

Hier, on nous imposait des produits manufacturés contre nos matières premières.

Aujourd'hui, on nous « aide » à nous développer en nous endettant.

On nous « accompagne » en nous enchaînant.

On nous « modernise » en nous aliénant.

La colonisation a troqué son casque colonial pour un casque de chantier, mais la logique reste la même : extraire, dominer, contrôler.

 

Le plus tragique dans cette mascarade n'est peut-être pas la duplicité française - après tout, chaque empire défend ses intérêts - mais le cynisme calculé de nos élites. Les dates de livraison glissent déjà : 2024, puis 2025, puis 2026, peut-être 2027.

 

Mais les commissions, elles, n'attendront pas.

Car enfin, personne ne valide un chantier de 1166 milliards sans en récolter les fruits.

Dans les salons feutrés où se négocient les avenants et les rallonges, combien de fortunes discrètes se constituent ?

 

Pour l'heure, écoutons le vrombissement des bulldozers qui creusent, méthodiquement, le fossé de notre dépendance.

Le métro d'Abidjan sort de terre, portant dans ses fondations non seulement le poids de notre future dette, mais aussi les secrets d'enrichissements dont personne n'ose parler.

Entre les intérêts français et les silences ivoiriens se dessine une vérité qui, comme nos rails, reste à déterrer.



À suivre...




11 Comments


Guest
il y a 16 heures

Ouattara n'étant pas ivoirien, il se fout pas mal des dégâts laissés aux futures générations

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Serge Feragano
il y a un jour

C'est pathétique. C'est encore plus avilissant que le colonisation dans sa version traditionnelle.! Nos élites, nos dirigeants,!le fameux économiste qu'est ce qu'il en pense ? Dans le projet je ne vois en aucun moment la partie ivoirienne! J'hallucine.! Pourquoi aliéner un peuple jusqu'à ce point ?

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Barry
il y a 4 jours

Weah le texte est chaud, respect à l'auteur

😁

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La Plume Acerbe
La Plume Acerbe
il y a 4 jours
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Merci beaucoup !

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Guest
il y a 6 jours

Merci pour l'information, c'est vraiment pitoyable ce qui se passe sous nos yeux.

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Guest
il y a 6 jours

Nous payons très cher notre mise sous tutelle coloniale ! C'est criminel !

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